Parrain 2016

Juan Carlos Mondragón

parrain 2016

Parrain 2016

Juan Carlos Mondragón est né en 1951 à Montevideo (Uruguay). Il est considéré comme l’écrivain qui a renouvelé avec le plus d’originalité la littérature de son pays. Dans les années quatre-vingt, il commence à publier ses fictions et apparaît dans plusieurs anthologies de nouvelles parues aux éditions Trilce : Cuentos de nunca acabar, Cuentos para pluma y orquesta y Cuentos bajo sospecha. À partir de la deuxième moitié des années quatre-vingt, il commence à vivre en Europe, d’abord en Espagne, où il mène à terme des études de doctorat dans les Universités centrale et autonome de Barcelone. En 1990, il obtient la mention spéciale du Prix Juan Rulfo pour la nouvelle Un pequeño nocturno por Libertad Lamarque. Depuis 1991, il vit en France et est maître de conférences à l’Université de Grenoble. Ses nombreuses publications et contributions littéraires lui ont valu d’être nommé Académicien par l’Académie des lettres de l’Uruguay en 1998.

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La ville haute est une histoire mélancolique et émouvante sur les stratégies inattendues de la mémoire pour vaincre l’oubli, sur la cicatrisation des blessures intérieures qui persistent depuis l’enfance, et sur le temps.

Je voudrais féliciter Eliane Serdan pour ce roman qui a tout à fait mérité le prix que nous célébrons ce soir.

Il est un peu étrange de faire, entouré de livres et de lecteurs, l’éloge d’un récit qui s’achève dans une librairie. La libraire d’ici, qui a créé ce prix, reçoit chez elle des écrivains venus de tous les coins du monde. Je tiens donc à la remercier, ainsi que les amis de la librairie VO qui la soutiennent, de m’avoir invité à participer à cet événement.

Comme j’étais en voyage lors des délibérations du jury, je n’ai pas été dans le secret des débats, mais je sais qu’ils ont été intenses et passionnés. Il y a quelques semaines, un jour que j’étais de passage dans la librairie, Môn Jugie m’a dit « Voilà, c’est elle », et m’a donné le livre.

Ma première lecture a été, je dois l’avouer, plutôt professionnelle: déformation d’enseignant universitaire. Je cherchais l’architecture secrète, la disposition des scènes, l’imbrication des temps, les voix narratives, les passages qui ont pu emporter la décision de Serge Safran de publier le livre, et aussi bien sûr les raisons qui ont conduit le jury à la récompenser. Mais, me souvenant que je n’avais eu aucun rôle dans ces instances intermédiaires, j’ai laissé le texte circuler à sa guise dans mon esprit.

Quelques jours plus tard, je me suis laissé aller à une deuxième lecture avec la curiosité de celui qui débarque en terre inconnue, prêt à tout voir et à tout croire. Cette attitude a été la bonne et je vais vous dire pourquoi. Sans vous dévoiler les rebondissements de l’histoire, je me contenterai de vous faire partager quelques mystérieuses coïncidences.

Dès les premières pages me sont revenus des souvenirs d’enfance. Là-bas, chez moi, sous l’équateur, à l’extrême sud du monde, il y avait aussi des malles contenant des documents de mes ancêtres, des ouvriers mutilés, des voisins arméniens, des chasseurs d’oiseaux et ma mère, d’origine italienne; il y avait aussi une tante qui jouait du piano, des fêtes de fin d’année dans mon école, des préparatifs de Noël, des membres de ma famille qui avaient traversé l’océan sur des bateaux mais dont le cœur était à jamais resté sur leur terre d’origine.

Alors, touché par ces correspondances subtiles, j’ai laissé le roman d’Eliane Serdan m’emporter. Au fil du voyage, on trouve la patrie de l’enfance, la crainte des rêves qui se répètent, l’audace de s’enfoncer dans des labyrinthes où l’on peut se perdre et rencontrer le monstre qui nous attend. Les souvenirs inoubliables sont ceux de nos premières années, comme vous le dites si bien, chère Eliane Serdan, ceux des chagrins et des bonheurs qui nous accompagneront toute notre vie, guettant l’instant de l’épiphanie pour se manifester.

Dans votre roman, une petite fille pleine d’imagination et un homme blessé, qui ne peut oublier sa propre enfance, se rencontrent par hasard, comme si les fantômes de leurs êtres chers avaient ourdi un plan. Deux personnages qui permettent à l’indicible d’être dit, à un passé enfoui de remonter à la surface, tel une résurgence du fleuve de la vie. Grâce à eux, en acceptant l’irréversibilité de certains épisodes douloureux, on peut enfin aller de l’avant. Comme si les adultes avaient oublié l’espérance, vous avez confié à une petite fille la mission de tendre des ponts entre les temps et les absences.

La Ville haute restitue la délicatesse de tout ce qui touche à la littérature: pages blanches des cahiers, premiers livres, bibliothèques, librairies comme espaces magiques, manuscrits cachés, tradition orale presque secrète, ateliers de reliure, et surtout, portes qui s’ouvrent sur d’autres royaumes, ceux des rêves prémonitoires et des âmes en peine qui attendent de pouvoir raconter le passé. L’innocence de la petite fille du roman conduit à la transfiguration des adultes qui l’entourent. Elle est l’énigme, la voyante, l’élue.

Le lecteur croit traverser les paysages urbains d’une bourgade du sud de la France, mais, à l’instar d’Alice au pays des merveilles, il passe de l’autre côté du miroir parce qu’il a besoin de savoir. Il lui devient alors possible de découvrir des brèches dans la complexité de l’espace-temps, de donner un sens vital aux scènes oniriques, d’accepter ce que les délires de la fièvre nous racontent de nous-mêmes. Ceux qui croient en Dieu savent que les miracles sont réels, les agnostiques aussi croient aux miracles mais les cherchent dans la mythologie du roman; tantôt on les appelle surréalisme, tantôt littérature fantastique, science- fiction, réalisme magique.

Chère Eliane Serdan, votre texte nous émeut parce qu’il raconte l’horreur de l’Histoire quand elle détruit la vie des petites gens. A la douleur de l’exil vous ajoutez l’impératif de raconter le voyage et vous nous laissez entrevoir qu’il n’y a pas de point final aux récits. Vous empruntez les passages du temps. Une histoire inachevée en 1956 renvoie à l’horreur de 1916 et se poursuit, à la fin de 2016, dans la violence d’une ville syrienne, comme si le mythe de l’éternel retour n’était autre que la guerre. J’ai aimé, page 135, que vous reformuliez le doute de tout écrivain confronté au théâtre de l’Histoire : «Peut-être, en effet, la poésie était-elle l’un des derniers recours face au mal absolu».

Comme dans ces mots de Giono que vous citez en exergue, il y a dans votre roman la quête d’un accord secret pour célébrer la joie du monde, faire chanter les mélodies dissonantes de personnages désaccordés. C’est ce que recherche Anne pendant ses leçons de musique à l’école, ou quand elle semble nous attendre devant le piano dans la librairie qui change de propriétaire. A la fin, on entend des accords qui sonnent juste et il nous faut alors laisser place au silence.

Dans mon enfance, il n’y avait pas de neige mais votre écriture évoque pour moi les lieder de Schubert sur des poèmes de Wilhelm Müller. On peut lire votre roman comme un voyage d’hiver secret. Il nous fait partager l’expérience de la douleur de vivre, entrevoir quelques vérités sur la condition humaine, comme celles que nous entendons dans les premiers mesures de Winterreise :

«En étranger je suis venu, en étranger je repars.»

Merci beaucoup.

Lille, 3 décembre 2016

Juan Carlos Mondragón

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